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Compte-rendu de la table ronde organisée au MaMA 2015 sur le streaming de demain

27 octobre 2015

Pour la deuxième année consécutive, l’Hadopi a organisé le 16 octobre 2015 au Théatre de l’Atelier une table-ronde sur le thème « Le Streaming de demain : quelles évolutions pour les utilisateurs et les plateformes » dans le cadre de la sixième édition du MaMA. Cette rencontre modérée par Florence Icard (chargé de mission études et usages à l’Hadopi), avait pour objet d’échanger et réfléchir sur les questions liées à l’avenir de cette pratique de plus en plus dominante dans les usages de consommation musicale en ligne.

Après une introduction par Pauline Blassel, Secrétaire Générale par intérim de l’Hadopi, rappelant notamment que le secteur musical est aujourd’hui le plus en avance sur son versant numérique, et que le streaming en est aujourd’hui le mode de consommation privilégié, la première question posée par la modératrice, Florence  Icard, est de savoir quel est aujourd’hui l’état réel du marché pour les plateformes, en particulier dans un contexte où bon nombre d’acteurs se lancent, alors même qu’il semblerait que cette activité soit considérée comme peu rentable.

 

Pour Thierry Penard, Professeur en sciences économiques à l’université Rennes 1, le fait qu’une industrie voit son nombre d’acteurs croître est un bon signe, celui d’un secteur vigoureux. Dans ce cas précis, plusieurs caractéristiques expliquent ce phénomène. Tout d’abord le fait qu’il s’agisse d’un secteur qui nécessite un coût le d’entrée faible, et ensuite que les coûts fixes soient également peu élevés. Il tempère toutefois en précisant que l’amélioration d’une plateforme exige des fonds importants, et que conformément à un effet qu’il qualifie de « winner takes all », les grosses plateformes déjà bien installées ont tendance à obtenir les plus grosses dotations des investisseurs. En outre, un autre avantage selon lui pour ces « poids lourds » du secteur est l’importance de l’effet de réseau. Les algorithmes de recommandations utilisés étant largement basés sur l’activité des utilisateurs, plus le nombre de ces derniers est important, plus les données seront fines et donc plus la plateforme sera performante pour répondre aux attentes des usagers. Toutefois, le fait qu’il s’agisse d’un secteur marqué par la grande hétérogénéité des goûts des consommateurs, de nouvelles plateformes peuvent continuer à émerger.

 

Denis Ladegaillerie, fondateur et président de Believe Digital, confirme cette analyse. Il explique que l’économie de son entreprise est comparable à celle de Spotify ou de Deezer, il s’agit essentiellement d’une activité de cout fixe qui augmente avec le temps, par l’intermédiaire d’une technologie de plus en plus poussée et des catalogues de plus en plus volumineux. A titre d’exemple, au lancement d’iTunes 1 million de titres étaient disponibles, il y en a désormais 30 fois plus, et l’encodage est de bien meilleure qualité. Ainsi chez Believe, sur les 350 employés, 100 travaillent exclusivement sur le développement (algorithmes, interfaces, etc.), et ce ratio est le même chez Spotify, impliquant une économie de coût fixe très importante. Cependant, l’un des grands avantages de ce type de business-model, est qu’une fois qu’il devient profitable, il continue à l’être de plus en plus. En réalité, selon lui, le fait que les gros acteurs du secteur perdent de l’argent, vient du fait que ces sociétés croient au marché et investissent assez largement, notamment à l’international. Aujourd’hui le marché de la musique digitale représente 6 milliards de dollars, il devrait en représenter entre 15 et 20 à l’horizon 2018/2020, il y a donc selon lui de grosses opportunités d’investissement sur la filière.

 

Vincent Castaignet, fondateur et directeur de Musicovery, confirme que peu d’industries peuvent parvenir à s’internationaliser sans coûts. Ces pertes d’investissements sont de fait naturelles et non structurelles, et même si les marges observées ne semblent pas particulièrement élevées, elles sont loin d’être nulles. Pour Spotify dont le chiffre d’affaire 2014 est d’1 milliard de dollars, elles sont de l’ordre de 20%, soit 200 M$.

 

Damien Tardieu, co-fondateur de Niland, précise toutefois que la façon dont le marché se comporte est biaisée par le fait que la musique est souvent utilisée comme un produit d’appel. C’est notamment le cas d’Apple qui s’en sert pour vendre du hardware (iPod, iPhone, etc.). Un autre exemple est celui de la plateforme Amazon Prime, qui est aujourd’hui numéro 1 aux Etats-Unis, et dont Amazon se sert pour vendre d’autres types de produits en parallèle. La grande consommation, à l’image de Carrefour ou Leclerc en France, se lance donc dans ce domaine avant tout par opportunité, en se servant de la musique comme un produit de fidélisation.

 

Denis Ladegaillerie, confirme que ce sont de vrais investissements d’opportunité. Il cite le cas du fonds d’investissement qui a injecté 60 millions d’euros dans sa société après en avoir investi 250 chez Spotify. Selon lui, ils font le pari qu’à terme ces abonnements de streaming seront monnaie courante dans les usages, comme celui à l’eau ou à l’électricité, et que nous verrons prochainement une vraie adoption de masse. Il pense toutefois qu’un nombre certain de petites plateformes sous-estiment la difficulté de se lancer sur le secteur, compte tenu des coûts fixes, en particulier pour ce qui est de l’expertise. Une plateforme fonctionnelle nécessite des experts techniques, juridiques, technologiques, des experts financiers, etc. qu’il faut faire travailler ensemble ce qui n’est pas forcément simple.

 

Thierry Penard, pense toutefois que la période est propre à investir car tous les acteurs ne pourront pas rester, et seul quelques « gagnants » parviendront à se maintenir durablement. Mais il précise toutefois que contrairement à d’autres secteurs en ligne, là où l’activité et son accroissement génère quasi-exclusivement des revenus par l’intermédiaire de la publicité, dans le cas du streaming une activité importante implique des redevances plus importantes auprès des maisons de disque, et donc des coûts variables plus élevés. Vincent Castaignet, précise cependant que la réalité est un peu plus complexe, car les contrats dépendent à la fois de la part de d’abonnements, de la part de marché des éditeurs, des avances faites selon des prévisions rendant la variation liée au coût par stream en réalité assez faible.

 

Pour Denis Ladegaillerie, plus le marché va se développer, plus les plateformes vont devenir profitables et plus il leur sera demandé d’être généreuses avec les producteurs et les créateurs. Aujourd’hui, pour Deezer, Spotify ou Apple, ce sont 70% des revenus d’écoute qui sont redistribués, mais paradoxalement leur marge de 30% devrait être amenée à diminuer à mesure que leur audience croît.

 

A la question de savoir comment faire vivre et évoluer une plateforme dans le temps, comme c’est le cas pour Musicovery qui semble d’orienter de plus en plus vers le « B to B », Vincent Castaignet explique qu’en fait dès le départ il envisageait sa technologie, basée sur la relation entre la musique et l’ambiance, comme une solution « B to B ». La version « B to C » a été lancée pour convaincre les partenaires éventuels de l’intérêt de l’attractivité de son service, et obtenir des contrats, et une fois cette étape franchie, le service a été maintenu pour continuer à expérimenter, obtenir des retours d’utilisateurs ou collecter des données. Depuis 3 ans ils ont également mis l’accès à ces données sous forme d’API, et c’est sur celles-ci que Clearchannel, le leader américain de la radio hertzienne s’appuie pour leur service de smartradio, basé sur les artistes similaires. Pour lui le succès de cette radio est dû au fait qu’ils n’ont pas cherché à copier Pandora, le leader du secteur, mais plutôt à proposer une vraie alternative en terme de méthode, et c’est vers ce genre de modèle reposant sur l’innovation que les nouveaux entrants doivent s’orienter. Il lui semble inutile de vouloir imiter des services déjà très installés, alors qu’un vrai terrain d’expérimentation apparaît toujours possible.

 

Concernant Niland, qui exploite des technologies d’intelligence artificielle et d’analyse appliquées à la musique, afin de la comprendre, la classer et la recommander, Damien Tardieu justifie son choix du « B to B » par le fait qu’il existe un marché pour les catalogues peu écouté. Cet outil est donc très adapté pour les plateformes africaines, indiennes ou moyenne-orientales, où les données sont moins nombreuses que sur leurs concurrentes occidentales. Ce système permet de fouiller très rapidement un catalogue et créer des playlists et faire des recommandations sans avoir à s’appuyer sur les données d’usages.

 

Pour ce qui est de savoir si les leaders actuels du secteur sont amenés à perdurer, Thierry Penard explique qu’une place de numéro 1 n’est jamais définitive. Une des caractéristiques essentielles du marché numérique est le rythme d’innovation, qui fait qu’un nouvel acteur peut obtenir ou perdre une position dominante très rapidement. En particulier s’il amène avec lui une innovation de rupture dite « radicale », qui pourrait être alternative au streaming. Par ailleurs il relève que nous sommes passés avec le streaming d’une ère de la rareté (radio, TV) à une ère de l’abondance, et qu’en réalité les plateformes de streaming créent de la valeur, par l’accès qu’elles donnent aux catalogues, ainsi que les conseils, la recherche etc. Il est donc plutôt confiant pour les acteurs en place, quant à leur durée de vie dans un avenir proche.

 

Au sujet de la satisfaction des utilisateurs, Denis Ladegaillerie cite les enquêtes qui indiquent qu’elle est entre 85 et 90%, mais surtout que le taux de conversion du gratuit au payant est pour une plateforme comme Spotify de 28% tous les mois sur les deux dernières années. Ceci tend à prouver que les utilisateurs ont conscience de la valeur du service qui leur est proposé et ont tendance à passer plutôt facilement au payant. Partout dans le monde les pentes de croissance sont très élevées, de l’ordre de 5% à 10% par mois. Denis Ladegaillerie s’est d’ailleurs penché sur le taux de croissance de Spotify en Suède où 1,5 millions d’habitants sont titulaires d’un abonnement premium et il a pu observé qu’il n’y a pas eu de « boom » mais qu’au contraire l’acquisition de nouveaux abonnés s’est faite de façon très régulière, à un rythme de 30 000 par mois.

 

A propos de l’avenir du secteur, Denis Ladegaillerie, explique que l’évolution du marché est à la fois contrainte et déterminée par la technologie, en particulier celle des terminaux. A titre d’exemple, en 2005 les seuls médias musicaux accessibles sur téléphone portable étaient les sonneries hi-fi. Aujourd’hui avec l’essor des smartphones et le développement des réseaux 3G, puis 4G, on peut streamer facilement en haute définition. Plus les réseaux verront leur qualité augmenter, plus la qualité du stream sera bonne.

 

Pour Thierry Penard, le marché va également évoluer par le biais d’offre plus « low-cost » que celles proposées actuellement. Il pense en outre, qu’un autre élément essentiel, sera la dimension sociale, permettant d’accroitre l’effet de réseau, avec des informations allant au-delà du simple partage de playlists et l’indication des titres écoutés en temps réel.

 

Damien Tardieu pour sa part, estime qu’une des pistes les plus intéressantes en matière de cross-media est l’intégration avec la radio hertzienne, où l’on fait une passerelle de l’un à l’autre. Gracenote l’a déjà mis en place avec Ford sur les voitures de la marque. Pour lui, l’avenir est vers ce qu’il qualifie d’une « écoute plus passive », car aujourd’hui la principale contrainte du streaming est de devoir aller chercher les titres par soi-même de manière régulière. Il croit donc en la connexion avec des objets fournissant automatiquement les bons titres au bon moment grâce à de l’intelligence artificielle.

 

Vincent Castaignet confirme qu’un espace est encore assez libre pour l’écoute passive et pour une offre à un prix plus réduit. Pour lui, il y a un décalage énorme entre la rotation de 30 titres en radio et les 30 millions des catalogues actuels, et une offre pourrait donc s’intercaler entre eux les deux avec un nombre de titres proposés intermédiaire. L’autre grand enjeu à venir est, pour lui, celui de l’accès offline, car il ne lui semble pas encore très performant à ce jour, en raison notamment du nombre d’actions exigées. Un acteur capable du sortir complètement du PC pourrait prendre un part de marché très conséquente. Enfin il y a la question de ce qu’il appelle le « cadeau ». Par le passé 30% du chiffre d’affaire des CD se faisait au moment des fêtes de Noël, il semble intéressant de voir comment il serait possible de re-matérialiser, et de créer de la valeur symbolique, ce que les objets connectés semblent pouvoir en effet permettre.

 

A propos de la place du live, Denis Ladegaillerie, indique que les expériences ont montré qu’il était difficile de trouver une place pour ce type de service de streaming. En raison des droits tout d’abord, qui avec les tourneurs et les salles impliquent encore d’avantage d’acteurs, et complexifient grandement le processus. En outre, la captation de bonne qualité reste encore assez chère, mais des solutions à un coût plus modéré commencent à apparaître, ce qui devrait faciliter les choses, l’économie actuelle ne permettant pas de rentabiliser cette pratique.

 

Toujours au sujet du cross-media, Thierry Penard indique que les utilisateurs ont tendance à segmenter les plateformes pour aller vers celles qu’ils considèrent comme étant les plus performantes en fonction de leurs attentes et pour différencier les écosystèmes, c’est selon lui ce qui explique l’échec de Google Plus, même si comme le soulève Damien Tardieu à propos d’Amazon, des contres exemples existent.

 

A la première question du public, de savoir si les intervenants achèteront des actions Deezer qui doit rentrer prochainement en bourse, tous s’accordent à dire qu’il s’agit d’un service d’excellente qualité. Denis Ladegaillerie insistant en particulier sur l’expertise qui a été développée par la société, y compris à l’international. Thierry Penard et Vincent Castaignet confirment, en saluant leur stratégie qui a été de ne pas précipiter leur arrivée aux Etats-Unis, mais de plutôt privilégier l’Europe et les marchés émergents.

 

Pour la question suivante, au sujet de l’offre gratuite comme outil de lutte contre l’illicite, Denis Ladegaillerie considère qu’il s’agit avant tout de timing. Beaucoup de gens ne sont pas encore bien au fait des offres existantes, et le gratuit sert à éduquer les consommateurs. Pour lui, le marché n’est pas mûr pour le tout payant. Vient ensuite la question de la segmentation, comme pour la télévision avec Canal Plus, où il s’agira de définir ce qui est accessible en gratuit ou non. Thierry Penard pense lui que le tout gratuit n’est pas forcément une question liée à l’illicite, en raison notamment de la question de la passivité, le piratage étant relativement fastidieux comparé au streaming. Par contre il lui apparait avant tout essentiel de sortir à un moment donné du tout gratuit, pour évacuer l’illusion qu’il s’agit d’une offre sans valeur économique réelle. La principale question à résoudre étant celle du prix. Les solutions envisageables seraient soit l’obligation d’abonnement au bout de 2 ou 3 mois, soit une forte dégradation de l’offre gratuite, la satisfaction poussant les gens à souscrire. Pour Vincent Castaignet, une des principales raisons de maintenir l’existence de l’offre gratuite est la concurrence de YouTube, qui offre tous les vidéoclips, gratuitement et à la demande.

 

A propos de Soundcloud, Denis Ladegaillerie pense qu’il s’agit d’un bon service pour découvrir les artistes côté utilisateurs, mais que côté business le modèle économique ne lui semble pas viable, et la maturité opérationnelle ne lui semble pas acquise.

 

A la question sur l’éventualité que les plateformes commencent à produire des contenus, à l’image de Netflix, Thierry Penard explique que contrairement à l’audiovisuel, la musique ne fonctionne pas sur un modèle d’exclusivité, mais plutôt sur une logique de « bouquet d’artistes », il n’est donc pas convaincu par un modèle de ce type. Vincent Castaignet précise que le modèle économique n’est pas le même, les frais de productions musicaux sont moindres et les catalogues bien plus importants. C’est justement ce que l’échec de Tidal a mis, pour lui, en évidence, peu de consommateurs sont prêts à payer pour pouvoir simplement écouter Beyoncé en HD et en exclusivité. La stratégie de la « tête de gondole » ne lui semble donc pas pertinente.

 

Selon Denis Ladegaillerie, la priorité des plateformes est plutôt sur l’amélioration de l’expérience utilisateur, le marketing, et l’acquisition de nouveaux abonnés, mais pas l’exclusivité d’artistes. En revanche il apparait que Spotify ou Deezer prennent de plus en plus conscience de leur capacité à détecter très tôt les artistes émergents, et pourraient accompagner vers le succès ceux qui auraient été identifiés. Il relève que pour la première fois de l’histoire, ces plateformes sont à la fois « le média et le magasin », et peuvent donc influencer grandement la culture musicale mondiale de demain.

 

Thierry Penard s’interroge toutefois sur des questions de régulations, en se demandant si les plateformes seront loyales dans la façon de référencer les artistes et de les mettre en avant. Il s’inquiète notamment d’une absence de neutralité si des maisons de disques avaient une participation économique dans ces plateformes. L’autre grande question de régulation serait celle de la portabilité, pour les playlists par exemple. Mais pour lui seuls les gros acteurs seraient en mesure de l’assumer, de par la taille de leur catalogue, les favorisant de fait, ce qui serait au final contre-productif.

 

Enfin, à la dernière question, sur l’émergence du marché chinois, Denis Ladegaillerie indique que très peu de services internationaux y sont présents ou actifs aujourd’hui en dehors de YouTube et iTunes, la lutte contre le piratage étant par ailleurs assez faible. Mais Tencent et Alibaba qui sont en phase de développement, se sont lancés dans l’achat de catalogue, et font un lobbying assez important pour lutter contre les pratiques illicites. Le paysage devrait donc changer et se légaliser, sachant qu’avec des volumes trois fois supérieurs à ceux des artistes américains, cette situation devrait donner naissance très prochainement à un marché d’une envergure exceptionnelle.

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